La modélisation des cash-flows dans la méthode des DCF : quelles difficultés et solutions pour l’évaluateur ?
La modélisation des cash-flows (ou flux de trésorerie) dans le cadre de la méthode des DCF (Discounted cash-flow) est particulièrement délicate. Si l’établissement du prévisionnel est de la responsabilité du management de la société à évaluer, l’évaluateur ne peut se « décharger » complètement sur le management ; il doit ainsi pouvoir porter une appréciation sur la vraisemblance du plan d’affaires.
L’importance du plan d’affaires et les limites de l’exercice
Le plan d’affaires constitue le socle d’un modèle d’évaluation financière basé sur un DCF. Il est de la responsabilité du management de la société puisqu’il constitue un outil stratégique de pilotage de l’activité à moyen/long terme permettant d’apprécier et modéliser les différentes options stratégiques de la société.
L’évaluateur pourra porter un jugement sur la qualité du plan d’affaires et de sa vraisemblance selon le degré de fiabilité de celui-ci. Il devra ainsi disposer d’une analyse détaillée permettant de comprendre les hypothèses retenues. Il appréciera ainsi la possibilité de considérer le plan d’affaires proposé par le management dans le cadre d’un modèle d’évaluation. Il estimera par ailleurs un taux d’actualisation en cohérence avec les données de marché et le profil de risque de la société qui se matérialise, notamment, par la capacité de la société à atteindre ses objectifs.
Au-delà de la théorie, la pratique montre que la conception d’un plan d’affaires est particulièrement délicate pour différentes raisons. L’une d’elles est l’absence de « bonnes pratiques standardisées » et la tendance naturelle de construire des modèles « favorables » (ou parfois « défavorables ») selon les objectifs de l’évaluation.
Parmi les limites souvent rencontrées, nous pouvons évoquer les suivantes :
– La visibilité de beaucoup d’entreprises est relativement restreinte, a fortiori dans un environnement turbulent ;
– La vision du management est résolument optimiste à terme, faisant fi, parfois, de l’évolution du marché et de la pression concurrentielle ;
– Certains, management ou consultant ont parfois tendance à faire abstraction des performances comptables historiques et donc de certaines réalités ; le plan d’affaires est alors construit sur la base d’un « monde idéal » ;
– La construction d’un plan d’affaires se limite assez souvent aux données de résultats en faisant abstraction de la notion de cash-flow pour lequel les investissements et le BFR doivent être considérés.
De plus, de nombreuses sociétés, en particulier les PME, limitent leurs « prévisions » à l’établissement d’un budget en début d’année. Dans cette hypothèse, la prévision sera parfois réalisée uniquement pour les besoins de l’évaluation financière.
L’analyse du positionnement stratégique
Dans sa démarche, l’évaluateur doit analyser le positionnement stratégique de la société à évaluer. Cette étape préalable à l’évaluation lui permettra d’apprécier la pertinence de certaines hypothèses du plan d’affaires, en particulier concernant les hypothèses de variation, à la hausse ou à la baisse, du chiffre d’affaires et du maintien, ou non, des niveaux de marge par rapport aux performances historiques.
Cette analyse suppose de disposer de certaines données sectorielles sur différents aspects de l’activité (croissance du secteur, difficultés ou non de recrutement, facteurs clés de succès, structure de coûts normatifs, etc. à partir d’études de marché de sociétés spécialisées comme Xerfi, Euromonitor… ou de syndicats professionnels et des données publiques publiées par des sociétés cotées d’un même secteur d’activité).
Cette analyse doit permettre, notamment, d’identifier les avantages concurrentiels à l’aune des caractéristiques de la concurrence et d’autres éléments tels que le poids de certains clients, le pouvoir de négociation vis-à-vis des fournisseurs, etc. Leur appréciation est un élément clé pour être à même d’avoir un regard critique d’un plan d’affaires.
Pour illustrer la nécessité de cette démarche, prenons l’exemple d’un évaluateur procédant à l’évaluation financière de Bouygues telecom lors du lancement des offres commerciales de Free Mobile, et qui « validerait » une hypothèse de croissance du chiffre d’affaires et de maintien des marges (cohérent avec les performances historiques) sans considérer un risque sur ces paramètres dans un plan d’affaires présenté par le management.
Comprendre les performances historiques et futures
L’analyse financière de la société à évaluer est une autre étape fondamentale de l’évaluation financière. Elle permet d’appréhender la vraisemblance de certaines hypothèses du plan d’affaires au regard des performances historiques. Une amélioration, un maintien ou une dégradation du volume d’activité ou bien encore de la marge historique devront, par conséquent, trouver une justification (plan de restructuration, gains clients, disparition d’un concurrent, etc.).
Cette analyse des performances historiques est donc importante pour comprendre le futur, mais pas uniquement, comme nous l’évoquions ci-avant, où l’analyse du positionnement stratégique doit permettre d’apprécier les évolutions favorables ou défavorables du plan d’affaires par rapport aux performances historiques.
Ainsi, l’analyse stratégique et des performances historiques ne sont pas indépendantes l’une de l’autre. À défaut, l’évaluateur se risque à mal interpréter les données du plan d’affaires. Une analyse orientée exclusivement sur le plan du positionnement stratégique peut ainsi conduire, par exemple, à faire des impasses sur la structure réelle des coûts de l’entreprise ; l’évaluateur ne va ainsi pas s’alerter sur les performances anticipées par le management dans le plan d’affaires qui seraient en réalité très difficile à réaliser au regard de certains coûts fixes incompressibles. La difficulté se pose surtout dans les groupes multi-activités, a fortiori dans un contexte international avec des normes comptables complexes.
Toutefois, la complexité ou une remise en cause des normes comptables ne peuvent constituer un argument valable pour mener une analyse partielle.
L’analyse cash est centrale : le BFR et les investissements ne doivent pas être négligés
L’évaluateur doit orienter son analyse sur la capacité à générer un cash-flow en cohérence avec le modèle du DCF. Ces analyses montrent que certains dirigeants n’appréhendent pas clairement la notion de cash-flow en considérant qu’un fort résultat les préserve des difficultés de trésorerie, ce qui n’est malheureusement pas le cas !
L’approche pratique consiste généralement à passer d’un modèle « résultat » (Ebitda) à un modèle de cash-flow opérationnel. Il s’agit alors de modéliser l’importance du besoin en fonds de roulement (BFR) et des investissements. La profondeur de l’analyse du BFR dépendra des informations dont l’évaluateur disposera et de la nature de l’activité.
L’analyse de la structure historique du BFR est importante, mais sa pertinence est parfois limitée par une activité à forte saisonnalité. Une autre approche possible est de procéder par comparaison avec l’analyse du niveau de BFR de la concurrence, tout en considérant les spécificités de l’entreprise à évaluer, notamment en termes de supply chain.
Les investissements dépendront de la nature de l’activité. Tout comme le BFR, l’analyse de l’historique et du poids des investissements des concurrents constitueront des pistes importantes pour l’évaluateur afin d’apprécier la pertinence de leur modélisation dans le plan d’affaires.
Dans tous cas, le poids du BFR et des investissements doit présenter une cohérence avec les hypothèses de croissance et la situation stratégique de la société. Ainsi, l’évaluateur pourra s’interroger sur un plan d’affaires optimiste avec un niveau de BFR et d’investissements modéré au regard de l’historique et/ou de ceux de la concurrence.
D’une manière générale, il est intéressant de confronter les cash-flows historiques, matérialisés par un tableau de flux de trésorerie, avec ceux issus du plan d’affaires. L’évaluateur devra alors s’alerter des écarts significatifs qui en résultent et en comprendre l’origine.
Comment l’évaluateur peut-il agir sur un plan d’affaires ?
Les analyses présentées ci-avant doivent permettre à l’évaluateur d’avoir un regard critique sur le plan d’affaires. Ainsi, il pourra juger du degré de fiabilité de ce plan d’affaires et considérer, le cas échéant, les risques de non-exécution qui peuvent être de différentes natures.
La pratique montre que les évaluateurs n’ont pas des pratiques homogènes en matière d’ajustements de plans d’affaires, les cas les plus fréquents sont les suivants :
– Ajustement du taux d’actualisation à la hausse (si le plan d’affaires est trop optimiste) ou à la baisse (si plan d’affaires trop conservateur) ; mais dans ce cas, certains peuvent considérer une certaine subjectivité dans l’ajustement du taux d’actualisation (pourquoi +/- 1 %, 2 %… ?) ;
– Évaluation sur la base d’un plan d’affaires ajusté par l’évaluateur (réduction du taux de croissance, augmentation de la masse salariale, etc.) ; mais le management peut mal considérer de voir écarter son scénario purement et simplement ;
– Tenir compte de plusieurs scénarios de plans d’affaires, dont celui du management.
À notre avis, il faut éviter les solutions qui peuvent apparaître arbitraires. La présentation d’un ou plusieurs scénarios alternatifs avec des hypothèses corrigées clairement exposées dans le rapport d’évaluation apparaît être une solution satisfaisante. Il est préférable, sauf abus manifeste sur les hypothèses, de maintenir également le scénario du management.
Rien ne s’oppose par ailleurs à indiquer ce que les ajustements du plan d’affaires induiraient sur le taux d’actualisation implicite dans une hypothèse du maintien du seul plan d’affaires du management. La méthode des DCF ferait ainsi ressortir plusieurs fourchettes de valeurs qui seraient par ailleurs confrontées à celles des autres méthodes d’évaluation (multiples boursiers, transactions comparables…)
En l’absence de plan d’affaires ?
La mise en œuvre de la méthode des DCF suppose l’existence d’un plan d’affaires. Mais que faire en l’absence de ce dernier, ce qui est fréquent lorsqu’il s’agit d’évaluer une PME ? Tout dépend de la nature de l’activité et de son stade de développement.
Il est possible de considérer un flux de trésorerie « unique » sous réserve d’une certaine maturité de l’activité. Ce flux de trésorerie « normatif » pourrait, par exemple, être déterminé à partir des flux de trésorerie opérationnels observés les années précédentes. Cette approche présente un intérêt, notamment si l’évaluation financière est susceptible de concerner, a posteriori, l’administration fiscale. En effet, cette dernière ne se positionne généralement pas sur un plan d’affaires, mais sur la base de comptes annuels historiques ; attention donc aux plans d’affaires très optimistes ou très pessimistes !
L’appréciation de la pertinence d’un plan d’affaires est fondamentale dans le cadre de la mise en œuvre de la méthode des DCF, puisqu’elle en constitue le socle. Il était important de souligner son importance et mettre en garde sur les approches très « simplificatrices » consistant à vérifier uniquement les calculs d’une matrice « Excel » !
Article publié sur Le Cercle Les Echos.
Par Philippe Campos, Associé Afival,
Expert près la Cour d’Appel de Paris
Expert près la Cour Administrative d’Appel de Paris et Versailles
en Evaluation d’Entreprises et de droits sociaux